L’autre jour, dans le train, j’étais assise dans un carré. Vous savez, cet espace intime où le temps d’un trajet, vous voyagez avec des inconnus comme en famille. Un repas de noël improvisé en quelque sorte. Car au bout de 4 heures, vous en savez plus sur vos covoyageurs que sur votre oncle Jacques, celui que vous parvenez à éviter 364 jours par an.
Ce carré était composé de quatre femmes. Christiane qui était née en 1934, Sylvie née en 1959, moi-même née en 1988 et ma fille, née en 2017. Quatre générations dans moins de quatre mètres carrés donc, un phénomène qui n’arrive pas tous les jours. Et permettez moi de vous rappeler, qu’on a beau dire, mais le monde est bien fait.
L’intimité a commencé assez vite finalement. Puisqu’au premier virage, Christiane a renversé sa salade et une grande partie de ses carottes râpées s’est retrouvée sur ma joue. Elle était confuse bien évidemment. Elle répétait en boucle que cela ne lui arrivait jamais et c’est très étrange de s’excuser en invoquant l’exceptionnel, n’est ce pas ? Car personnellement, j’avais toujours des carottes râpées sur ma joue et à cet instant précis, je ne pensais pas forcément à tous ceux qui, avant moi, auraient pu avoir des carottes râpées sur leur joue à cause de Christiane.
À force de répéter la même phrase, Christiane a fini par se lasser. Elle a préféré engueuler le conducteur de train, qui, c’est bien connu, ferait mieux de regarder là où il met ses roues.
Mais à part ça, elle était charmante.
Sylvie, elle aussi, avait très envie de discuter. Malheureusement, elle n’avait pas de salade. Alors elle a tenté autre chose : les enfants.
Ma fille est très mignonne. Tout le monde le dit. En tout cas, ceux qui ont un autre avis ont la décence de se taire. Alors Sylvie a commencé comme ça. Puis elle a dit tristement qu’elle n’espérait plus de petits enfants de la part de sa fille aînée qui venait d’avoir 40 ans… Elle n’avait pas fini ses points de suspension que Christiane est montée au créneau. Et je peux vous dire que dans les yeux de Sylvie, il y avait le regret de ne pas avoir choisi de parler de la “météo”. Car Christiane avait elle-même quarante ans d’écart avec sa mère et visiblement, elle commençait à se lasser d’engueuler le conducteur de train. Sylvie n’a pas tenu longtemps sa ligne d’arguments. “Oui, peut-être après tout.” a-t-elle fini par affirmer.
Le trajet a continué ainsi, dans cette ambiance étrange à mi-chemin entre le débat Mélanchon-Le Pen et la discussion de file d’attente de boulangerie
À un moment, j’ai sorti un livre pour occuper ma fille : “Martine à la ferme”. Ni une ni deux, Sylvie n’a pas laissé passer sa chance. “Tiens, ça existe toujours ça ?” a-t-elle dit avec mélancolie.
Et là, je sais pas ce qu’il m’a pris, sans doute les 3 heures de trajets dans les pattes et l’influence belliqueuse de Christiane. J’ai répondu : “Oui, toujours. Mais les scènes sexistes en moins”.
Christiane a haussé un sourcil. Elle qui avait l’air de si bien comprendre les grossesses tardives, ne voyait pas vraiment à quoi je pouvais faire allusion. Je sentais le terrain glissant mais je ne pouvais pas ne pas continuer. Christiane me regardait et elle n’avait pas mangé ses carottes.
“Vous savez, la maman à la cuisine et le papa sur le canapé…” Cette fois non plus, les points de suspensions n’ont pas eu leur mot à dire.
“Oh ça va. On ne peut plus rien dire, me coupa-t-elle. Tout est devenu si compliqué, si policé. On ne peut plus rire non plus d’ailleurs. On vexe tout le monde. Il faut faire attention à tout.”
Je n’ai rien dit. J’ai regardé les vaches défiler par la fenêtre.
Est-ce que j’étais un peu chiante ? Est-ce que mon époque était trop sérieuse ?
Est-ce que c’était mieux avant ?
Avant. Quand on fumait dans les avions ? Quand on faisait des blagues sur les handicapés ? Quand on martyrisait les “gros” ? Quand les mamans portaient systématiquement un tablier de cuisine dans les livres pour enfant ? Quand on pouvait dire pédés à la radio et qu’en plus, cela faisait ricaner ? Quand les femmes ne présentaient que la météo à la télé ? Quand les politiques tapaient impunément dans la caisse ? Quand…
On ne peut plus rien dire. C’était mieux avant.
Voilà ce que disait Christiane, 85 ans, prof de fac qui ne s’était jamais mariée.
Alors dans mon silence, j’ai réfléchi. C’est drôle mais cette phrase, je l’ai déjà entendue quelque part. Et souvent, c’était de la bouche des mêmes personnes.
Car “avant” le monde était merveilleux et libre… pour ceux qui rentraient dans les cases.
Avant, une minorité était libre et c’était celle qui avait la parole. Et les autres se laissaient convaincre.
Par exemple, je ne suis pas sûre qu’avant, c’était mieux pour les homosexuels, les noirs, les handicapés, les autistes, les malades du sida, les mineures enceintes.
Avant le monde était plus violent, moins tolérant, plus sarcastique, moins empathique.
En réalité, quoi qu’on dise, avant le monde était moins libre. On ne pouvait pas être différent. Alors oui, on pouvait manger de la viande tous les jours sans se sentir coupable. Mais on ne pouvait pas aimer qui on voulait.
C’était mieux avant pour Michel Sardou et Jean-Marie Bigard. C’était mieux avant pour les Balkany. Ou même pour Catherine Deneuve qui demande la liberté d’être importunée… mais se fait-elle vraiment importuner Catherine ? Lui arrive-t-il souvent de marcher seule dans la rue un samedi soir ?
Il ne faut pas confondre le monde d’avant et la mélancolie de sa propre jeunesse.
Le monde aujourd’hui est différent et il a le droit de l’être.
C’était mieux avant ? Épitaphe naturel d’une génération qui se meurt et qui doit renoncer à ses privilèges.
Texte par Sophie Astrabie.