Il est 9h, mon vélo me lâche et je dois filer. Vite fait, j’attrape celui de mon conjoint. Un peu haut pour moi. Troublant, avec sa barre à l’avant qui me fait pencher le dos, mais ça fera l’affaire. Cinq minutes plus tard, me voilà qui dévale et déboule rue de Belleville – libre comme l’air.

Mon trajet se poursuit et j’analyse : rien ne se passe comme avant. Tout est fluide, léger, facile. Tout va plus vite et sans secousse, en silence. Займ без процентов на карту. Au retour, la rue des Couronnes grimpe toujours autant, mais je me fatigue beaucoup moins.

Je rentre à la maison le soir, et j’essaye de comprendre. Certes, son bolide est un peu moins ancien, un peu mieux entretenu que mon vieux vélo. De là à tout changer, ça me paraît un peu gros. Une différence de modèle, aussi : « Peugeot, demi-course, homme ». La principale différence entre nos deux vélos serait-elle une question de genre ? Le mien n’a pas la barre à l’avant (« Peugeot, demi-course, femme »).

En fait, ce jour-là, je me suis réveillée et tout a changé. Ce jour-là, j’ai compris que le féminisme était une affaire de matos. C’était l’arnaque, ce vélo. J’étais mal équipée. Mal fagotée. Alors je faisais, sans m’en apercevoir, mille fois plus d’efforts que les cyclistes les mieux armés. J’ai compris qu’au contraire, mon vélo pourrait être un partenaire, si je m’intéressais un peu à lui. Qu’il pourrait me faciliter la vie, si je le choisissais bien et que j’en prenais soin.

J’avais jusque-là un tout autre rapport à la bicyclette (et à la plupart des objets). Un rapport étranger, utilitariste, capitaliste. Mon vélo m’intéressait dans la mesure où il roulait. À la première roue crevée, au moindre problème de freins, il devenait inutile à mes yeux. Alors, je le décrétais hors-service, et je sortais mon portefeuille. J’allais tranquillement me faire arnaquer chez le premier marchand de vélo du coin, qui avait tout le loisir de me raconter ce qu’il voulait pour me faire raquer. Quelques jours de métro plus tard, j’étais repartie sur mon bolide, et roulez jeunesse !

Bon, j’ai dit que tout avait changé – c’était un peu présomptueux. Dans mon esprit, oui. Dans les faits, c’est plus compliqué. On ne se révèle pas mécanicienne du jour au lendemain. Je n’ai jamais rien su faire de mes dix doigts. J’ai grandi dans le monde des idées, me suis construite à travers la théorie. Je n’ai pas appris à bricoler, à réparer, à fabriquer.

Alors, certes, aujourd’hui, j’écoute mon vélo. J’ai fini par en acheter un nouveau – modèle « homme » avec la barre et tout. J’ai très vite adopté la position « coureur » et l’ergonomie qu’elle offre. Je l’observe, j’essaye de le comprendre, de m’en occuper. Je remarque quand la chaîne fait un bruit bizarre. C’est déjà un très grand pas, mais la vérité, c’est que cela me coûte. Quand il y a une réparation à faire, je suis encore tentée de déléguer. Sinon, j’ai besoin qu’on me prenne par la main. J’essaye, j’apprends, et, souvent, j’oublie aussitôt. Une tâche apparemment simple me paraît une montagne.

Normal : on ne revient pas sur 26 ans de socialisation féminine sur fond d’éducation bourgeoise en claquant des doigts… Mais j’y travaille. 

J’y travaille, et ça avance. Aujourd’hui, quand je roule avec mon vélo parfaitement réglé, que je suis bien équipée, que j’ai emporté mes vêtements de pluie et mes outils, rien ne peut m’arriver. Je suis libre, à mon rythme. Je passe les vitesses sans y penser. Je pense à tout et rien ne m’arrête. Alors, oui : je suis à la maison. 

Camille Lizop

Ce texte est le dernier d’une trilogie inspiré à l’autrice par l’essai Une chambre à soi de Virginia Woolf. Vous avez manqué les deux premiers épisodes ? Retrouvez-les ici et .