Elle a été diplômée en 2002 et a commencé à travailler dans la foulée. D’abord en tant qu’éducatrice en crèche jusqu’en 2011 et puis dans un relais d’assistante maternelle. Les relais d’assistante maternelle sont des dispositifs initiés par les Caisses d’Allocation Familiale pour les assistantes maternelles et les gardes d’enfants à domicile. Ils ont pour but d’organiser des temps de rencontre et d’échanges de pratiques afin d’améliorer la qualité de leur accueil et de rompre l’isolement lié à ce métier. Cela permet aussi aux enfants de rencontrer d’autres enfants. Delphine a beaucoup aimé ce poste. Ce n’était pas toujours facile mais il lui a beaucoup appris.

En 2017, Delphine a 40 ans. Et 40 ans, dans sa tête, ça a fait quelque chose. Elle demande un bilan de compétences pour tenter de répondre à toutes ses interrogations.

Delphine se rend sur des sites d’emplois pour voir si des postes peuvent lui plaire. Elle tombe alors sur une annonce de directrice d’une crèche à monter de A à Z dans la ville où elle habite. C’est à 7 minutes de chez elle, elle y voit un signe. Delphine postule, est prise et après une semaine de réflexion, accepte le poste.

Aujourd’hui, cela fait trois ans qu’elle travaille pour un réseau de crèches d’entreprises et de collectivités. 

Son poste se partage entre une partie “terrain” et une partie plus administrative. Le terrain lui permet de rester en contact avec les équipes et les enfants. Elle continue son métier de coeur, celui de s’occuper des tout petits. Cela lui permet aussi de comprendre les problématiques et les difficultés des professionnels de sa structure. Les challenges sont plus nombreux qu’on ne le croit. Il faut organiser l’espace, accompagner les familles dans la séparation, gérer au quotidien un petit groupe d’enfants…

La partie administrative consiste à gérer le personnel, leurs absences, la crèche, le budget, le projet pédagogique, ce projet qui donne un sens à tout ce que Delphine et son équipe font tous les jours. C’est une réelle gestion d’entreprise. Car en montant ce projet, Delphine a du prendre beaucoup de décisions. Le recrutement bien sûr, mais aussi l’organisation des enfants : groupes d’âge ou inter-âge ? Quels jouets proposer aux enfants ? Quelle approche pédagogique adopter ?

 

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Delphine n’aurait jamais pensé que la crise prendrait de telles proportions. Au début, quand la Chine est touchée, puis l’Italie, elle essaie d’être rassurante auprès des parents. La PMI (Protection Maternelle et Infantile) envoie des documents à toutes les structures. Delphine reçoit tous les jours de nouvelles informations de la part du gouvernement qu’elle tente de transmettre aux parents. Mais les informations changent tous les jours et Delphine a peur que le rapport de confiance s’effrite.

Le 17 mars, Delphine ferme sa crèche et se retrouve seule, dans un bâtiment vide.

Sur Lyon, trois crèches du groupe sont réquisitionnées pour accueillir les enfants du personnel soignant, des forces de l’ordre et d’autres professions nécessaires à la survie du pays. Ces enfants sont gardés par les professionnels de la petite enfance qui ne sont pas à risque et qui n’ont pas eux-mêmes, des enfants. 

Delphine envoie un message aux parents pour partager sa peine de ne plus voir sa crèche pleine de vie. En retour, elle reçoit de nombreuses photos des enfants et des nouvelles organisations de l’espace que les parents ont mis en place pour accueillir deux mondes : la crèche et le travail à la maison.

Delphine se tient aussi à disposition pour accompagner les parents dans la gestion des comportements de leurs enfants en ces temps angoissant. Via leur application interne du réseau de crèches, elle créé un groupe de discussion. Pour elle, c’est important de garder le lien, que les enfants puissent se voir, qu’à la maison, le prénom des copains continuent d’être prononcé et que la crèche existe toujours. Delphine partage aussi des astuces, des ateliers à mettre en place, des vidéos pour expliquer aux enfants ce qu’est le confinement.

À l’approche du déconfinement, c’est le branle-bas de combat. L’ouverture au 11 mai est une préconisation mais pas une obligation. Et heureusement car pour les crèches, c’est tout un monde à revoir. Il faut définir le nombre d’enfants qui peuvent être accueillis dans ces nouvelles conditions, combien de professionnels peuvent travailler, comment organiser la structure, quels sont les process à mettre en place et comment réussir à faire respecter les gestes barrières aux familles mais surtout, aux enfants. 

En temps normal, la crèche de Delphine accueille vingt enfants. Avec les nouvelles mesures, elle ne pourra en recevoir que dix. 

Elle veut aussi que les professionnels de la petite enfance avec qui elle travaille se sentent en sécurité. Le climat est suffisamment anxiogène pour les enfants. Des parents inquiets, des habitudes bouleversées, le fait d’être confrontée à des visages masqués… Alors pour elle, la crèche doit rester un lieu d’apaisement. Et cela passe par des adultes qui ne transmettent pas une quelconque forme d’anxiété.

Delphine a du passer commande de tous les produits d’hygiène et bien sûr, des masques. Elle va devoir mettre en place des formations aux gestes barrières, aux nouvelles formes d’hygiènes mais aussi aux nouveaux process : les distances, les déplacements, le nettoyage du matériel.

Elle a aussi envoyé un questionnaire aux parents afin de connaître les contraintes de chacun et tenter d’établir un ordre de priorité en fonction de la flexibilités des entreprises, des besoins des familles monoparentales, etc.

Delphine pense à certains enfants avec qui elle a passé trois années et qui vont sans doute partir à l’école sans qu’elle ne puisse les revoir. C’est ce qui la touche le plus.

Le plus dur pour elle, c’est de réussir à se projeter dans quelque chose qui, d’un point de vue pédagogique, sera tout l’inverse de ce qu’elle a mis en place jusqu’à présent. Elle qui privilégiait une éducation vers la nature et les jouets en bois, va être obligée de se tourner à nouveau vers le plastique pour des soucis de nettoyage.

Au cours de notre conversation, Delphine me donnait parfois l’impression qu’elle me parlait d’un autre métier que celui qui était censé être le sien. Elle qui travaille plus que jamais dans l’humain, dans un monde de câlins, de bisous, de bave, de compotes qui s’écrasent sur le sol, de tétines qui s’échangent sans faire exprès, ou si, en faisant exprès justement, parce que c’est drôle. Un monde où les mots ont moins de sens qu’une bouche qui sourit. Comment faire, quand la bouche est derrière un masque ? Delphine ne sait pas comment avoir ce bout de tissus sur le visage, toute une journée. Mais c’est obligatoire et elle le sait. 

Elle ne sait pas, mais personne ne sait. Alors elle s’adaptera. Après tout, avec les enfants, tout est toujours une question d’adaptation.

 

 

 

 

 

Propos recueillis par Sophie Astrabie