La colère la prend aux tripes. Un souffle volcanique qui monte dans sa trachée jusqu’à l’explosion : « Je n’ai PAS le temps, tu comprends ?! Ma vie n’est plus qu’une succession d’obligations, je ne sais même plus ce que je veux, je n’ai plus envie de rien ».

Cette femme c’est parfois moi, peut-être un peu vous, et tant d’autres avec qui j’échange un regard ou quelques mots au bureau, à la sortie de l’école ou au supermarché.

Funambules de la vie moderne, elles jonglent entre des projets professionnels toujours plus urgents, les « Maman, tu peux m’aider ? » cinquante-six fois par jour, les sms tue-l’amour du quotidien, « Tu feras des courses pour le dîner ? ». Ce qu’il reste de temps libre, si fractionné qu’il en devient invisible, se perd en contenus visionnés à la hâte sur les réseaux sociaux durant les brèves pauses que l’on s’accorde derrière la seule porte qui ferme à clé, celle des toilettes.

Ce ne sont pourtant pas les conseils en optimisation du temps qui manquent, sur internet ou dans nos bibliothèques : préparer chaque soir les actions du lendemain, écourter les rendez-vous, attribuer à chaque activité un temps déterminé, cocher lorsque c’est fait, s’auto-congratuler et passer à la tâche suivante. Télécharger des applis, programmer des alertes. Séquencer les projets.

J’ai tout essayé, sans succès. Le temps a poursuivi sa course incontrôlée avec en prime une voix sournoise perchée sur mon épaule, « tu n’es pas disciplinée, tu n’y arriveras jamais ».

Jusqu’à ce que je me souvienne que je n’ai pas été conçue avec un chronomètre à la place du coeur. Et qu’à trop vouloir accomplir de choses dans une journée, on en oublie d’exister ici et maintenant.

Je l’ai compris en observant mes enfants. Ils agissent d’instinct, se laissent guider par leurs envies, privilégient ce qui leur plaît. Ils n’anticipent pas ce qui viendra plus tard ou demain et ne s’interdisent jamais de commencer un dessin par peur de manquer de temps pour l’achever. Rien n’est plus urgent ou important à leurs yeux que le jeu.

Il y a quelques semaines, une amie a publié son premier roman. Elle travaille à temps plein, est maman de deux enfants : écrire son manuscrit lui a pris trois ans. Voyant son livre exposé en librairie et récompensé par un prix littéraire, je lui ai demandé ce qu’elle ressentait. Elle m’a répondu : « De la fierté d’avoir volé ce temps à la vie. »

Pendant trois ans, mue par l’envie d’exister autrement, elle a glissé dans son quotidien des sessions d’écriture au petit matin, quelques minutes chaque soir, deux heures le dimanche après-midi.

A l’âge adulte, le temps pour soi ne se trouve pas : il se prend. Il s’agit « d’arracher la joie aux jours qui filent », comme l’a si bien formulé Vladimir Maïakovski (poète et dramaturge soviétique du début du XXème siècle), car le temps que l’on ne s’autorise pas à prendre pour soi sera colonisé par d’autres.

Dans mes semaines, on trouve désormais des plages de temps improductif, sans actions à accomplir et sans cases à cocher. Du temps pour laisser surgir l’envie, formuler des « je veux » avant d’adresser les « il faut ».

Mes applis de productivité sont déprimées, les courses sont souvent oubliées, les emails restent en attente un peu plus longtemps. Mais la colère a cédé la place à la créativité et au plaisir d’être en vie. Ici et maintenant.

Julie Allison