Quand j’étais petite, j’étais fascinée par le secret du vote. Quand une élection approchait, je  demandais en boucle à mes parents pour qui ils allaient voter et mon père refusait de me le dire. Je trouvais ça incroyable que l’on puisse me cacher quelque chose, si ouvertement. 

Pourquoi ne voulait-on pas me dire le nom de la personne dans l’enveloppe ? À cet âge, il n’était question que d’un nom. Un nom, rien de plus. Pas tout ce que cela impliquait derrière.

Alors naturellement, le vote est devenu quelque chose auquel j’avais très envie d’avoir accès. J’étais impatiente de ce petit rituel, de ce papier secret à glisser dans une enveloppe, caché dans une cabine, derrière un rideau. J’étais fascinée par ce protocole, la petite carte tamponnée, la signature, l’urne, le “a voté” qui résonnait dans ce qui était alors mon école. Et ça aussi c’était grisant, être dans ma salle de classe, voir mon bureau et ma chaise, un dimanche.

Et puis j’ai eu 18 ans et… je n’ai pas tant voté que ça. La première fois, si, bien sûr. Mais l’excitation est vite retombée. J’avais mieux à faire et puis l’impression de n’avoir aucune conviction à défendre. 

Mais le temps a passé car il passe toujours.

Je n’étais pas plus avancée sur mes convictions mais j’ai découvert que j’étais une fille. J’ai découvert que si j’étais née 70 ans plus tôt, j’aurais dû regarder mon mari aller voter. J’ai découvert que des hommes s’étaient opposés catégoriquement à l’idée que je vote, jusqu’au dernier moment, aux portes de cette loi qui allait me l’autoriser.

En 1884, l’homme politique Émile Morlot a dit ceci : « On a donc parfaitement raison d’exclure de la vie politique les femmes et les personnes qui, par leur peu de maturité d’esprit, ne peuvent prendre une part intelligente à la conduite des affaires publiques ».

Lors d’une séance au Sénat d’octobre 1919, Alexandre Bérard a affirmé que les mains des femmes n’étaient pas faites pour voter.  « Séduire et être mère, c’est pour cela qu’est faite la femme ».

En 1932, au Sénat, Armand Calmet a clamé que « donner le droit de vote aux femmes, c’est l’aventure, le saut dans l’inconnu, et nous avons le devoir de ne pas nous précipiter dans cette aventure ».

En 1944, Paul Giacobbi s’est inquiété du fait que les femmes étaient plus nombreuses que les hommes. Et qu’en autorisant leur vote, le suffrage féminin remplacerait le suffrage masculin

Et puis cette phrase : « Les femmes n’expriment pas le pouvoir, elles n’incarnent pas le pouvoir, c’est comme ça. Le pouvoir s’évapore quand elles arrivent ».  C’était Eric Zemmour. En 2013.

Mes parents m’ont appris que le vote était secret. Sans doute auraient-ils dû me dire qu’il était avant tout un droit auquel je n’ai pas toujours eu accès. Que le seul secret qui devrait exister, finalement, c’est celui engendré par l’ignorance, et qu’il peut toujours être combattu.

Aujourd’hui j’explique à ma fille qu’avant, les femmes ne pouvaient pas faire tout ce qu’elles voulaient. Je lui ai dit quand elle m’a accompagné derrière le rideau de cette petite cabine et que j’ai glissé un bulletin dans l’enveloppe. 

Je lui ai dit pour qu’elle comprenne que les secrets les plus graves sont ceux que l’on tait en pensant qu’ils appartiennent au passé. Que surtout, il ne faut pas croire qu’ils n’ont plus d’importance parce que les choses ont changé.

Car les choses changent mais rien ne changera le fait qu’en 1884, un homme affirmait que les femmes n’avaient pas la maturité d’esprit pour glisser un bout de papier dans une enveloppe.

Cela fait partie de notre histoire et peu importe que le temps passe.

 

Texte écrit par Sophie Astrabie