Il y a des films qui restent, qui marquent. Parfois, on ne sait pas vraiment l’expliquer. Ils sont touchés par une certaine grâce. Ils nous arrivent comme une épiphanie. Le dernier film de Kelly Reichardt, First cow a cette beauté là.

L’histoire est la rencontre de Cookie, un cuisinier chargé de nourrir les trappeurs arrivés fraichement en Oregon et de King-Lu, un immigré chinois à la poursuite du rêve américain. Plus que le tableau d’une Amérique en construction et de ses fondements capitalistes, la réalisatrice explore avec une vision singulière l’amitié masculine. Elle n’hésite pas à s’attarder et à épaissir le lien entre ces deux hommes. Elle bat en brèche la sérénade représentation de l’amitié masculine, celle de la meute, des franches camaraderies où les blagues potaches ne cessent de faire tâche.

Ici, elle laisse place à la sensibilité. La cinéaste saisit, à qui veut bien le voir, un monde en marge, où la poésie et la douceur ont toute leur place. 

En faisant l’épreuve du sensible, ces deux personnages déconstruisent le mythe de la virilité. Ils s’éloignent de ces présupposés de l’homme puissant, dur, violent, primaire, sous contrôle. La réalisatrice filme un lien fort avec la nature, la douceur, l’écoute et l’attention. Des qualités que l’on rattache pourtant au féminin. Et pour cause, cet imaginaire collectif est marqué par un héritage sociétal, juridique (code napoléonien) et philosophique (Kant par exemple) lourd. 

Le cinéma de Kelly Reichardt (on pense aussi à son autre très joli film, Old Joy) a cela de sublime de nous dévoiler un autre regard. Ici, le masculin a cet espace possible pour l’expression de ses émotions. 

Aussi, First cow pointe du doigt autre chose. Pour pouvoir s’émouvoir, s’attendrir, rentrer en relation avec l’autre entre hommes, cela fonctionne seulement en face to face. Il faut s’affranchir de la bande, du visible donc, pour pouvoir ressentir. Ce n’est qu’en dehors de la meute que l’homme trouvera la possibilité de s’exprimer. Et oui car la « bande de potes » a cette tendance à nourrir une certaine domination masculine et certains clichés (misogynie, racisme, homophobie…). Sur ce sujet, je vous renvoie au livre très intéressant de Thomas Messias, À l’écart de la meute, sortir de l’amitié masculine

Ceci étant, le film m’a aussi questionné sur la place du sensible dans notre société. Une société où la performance, l’efficacité, per fas et nefas priment. En réduisant l’expression des émotions à la sphère privée, intime cela ne contribue t-il pas à les invisibiliser ? Cette invisibilisation des émotions démontre à quel point des injonctions archaïques et régressives produisent encore et toujours une domination patriarcale et que l’espace public, j’entends ici l’espace de nos interactions sociales, est dirigé par une politique rationnelle et hygiéniste. 

Paul Klee disait « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». Le cinéma, l’art a donc ce rôle important à jouer afin d’échapper aux clichés genrés et affirmer une société où l’empathie et la sensibilité sont des bases fondamentales et nécessaires.

Alors, parlons avec le cœur, éveillons nous à d’autres représentations, allons explorer d’autres regards, lesquels feront bouger les frontières.

Pauline