J’avais érigé le contrôle, et le sens du devoir en art. Je planifiais ma vie et celle des autres ; avec une marge d’erreur pour les imprévus. J’arrivais à tous les rendez-vous en avance, je préparais mes valises avec des vêtements en plus, lorsque je cuisinais pour des amis, je remplissais des tupperwares de restes.

Enfant pourtant, j’étais cette petite-souillon avec ses collants déchirés à la fin de la récré, sa voix de marchande de poissons, qui collectionnait les peut mieux faire à l’école et ne trouverait jamais de mari. Je ne savais rien faire de mes dix doigts, j’inventais des histoires dans mes cahiers de brouillons.

Après mon bac, j’étais partie étudier à 600km de la maison qui m’avait vue naître.

Plus tard, hissée à un poste respectable en entreprise, j’avais mis au monde cette petite fille parfaite, complétant un tableau savamment composé pour être déposé aux yeux du monde, et par « monde », j’entendais bien évidemment mes parents.

J’étais loin d’imaginer que mon patron, m’auraient remplacée pendant mon congé maternité. Je n’avais pas non plus présumé des effets du manque de sommeil et de la chute d’hormones sur un moral qui avait pour credo de ne pas se poser de questions. Comme si en sortant de mon ventre, cette enfant avait emporté avec elle mon système de défense.

Je n’avais pas trouvé la force de me battre pour mon poste et j’avais quitté l’entreprise sur la pointe des pieds avec un chèque dont le montant dérisoire parachevait mon sentiment d’insignifiance et mon humiliation.

« C’est mon ego qui est blessé, il s’en remettra », répétais-je comme un mantra à qui voulait l’entendre. C’était faux. Cette plaie vive venait réveiller une vulnérabilité ardemment enfouie.

Je ne savais plus rien. Je perdais ma carte bleue deux fois par semaine, et revenais piteuse en rechercher une nouvelle sous le regard lourd de jugement de la guichetière. J’oubliais mes rendez-vous, mes clés, mon chapeau, fondait en larmes dans les bras de la gardienne qui me souhaitait un joyeux anniversaire.

Je me jetais à corps perdu dans l’intendance et remplissais mon temps, surprise de découvrir combien l’action pouvait se contenter de la succession des jours. Au bout de quelques semaines, albums de photos étiquetés, ratatouille pour l’hiver congelée et placards triés, le vide avait repris toute la place.

J’étais assise en équilibre sur un ballon chez une kiné que l’on m’avait recommandée pour ma rééducation abdominale. J’épelais mon adresse qu’elle notait sur le rabat d’un dossier en carton bleu quand elle avait posé cette question qui avait anéanti les quelques défenses qui subsistaient : « vous faites quoi dans la vie » ?

De cette première séance, mes muscles n’avaient pas gardé un souvenir impérieux, mais je recommençais à respirer. La kiné ne me prescrirait de toute façon pas d’autres exercices :

– Vous êtes en apnée et vous vous tenez comme un flan : votre ventre s’effondre, c’est mathématique.

Puis, le temps s’était remis en marche, un système s’était mis en place, les bons amis étaient naturellement sortis du lot, les mauvais avaient pris la fuite. J’avais redécouvert l’homme qui partage ma vie. A eux tous, ils m’avaient relevée. Miraculeusement, tout le monde s’était mis à dormir la nuit.

Libérée des blessures de ma famille d’avant, j’avais repris pieds dans ma famille d’après. J’avais cessé de faire tourner des machines de linge propre. Je m’étais inventé un métier, sans badge autour du coup, tickets resto ou congés payés.

Un dimanche, j’étais allée écouter le témoignage de cette jeune femme qui avait abandonné un CDI pour écrire un livre. Tandis qu’elle parlait, je m’étais lancé le défi de demander le micro à la fin de son exposé pour l’en remercier et oser dire à voix haute, comme une promesse, ce rêve d’écrire que je portais depuis ma première rédaction.

Le pas me semblait immense. Je savais mes mains qui tremblent, ma voix qui s’étrangle quand je dois prendre la parole en public.

J’ai gardé la fierté de cette minuscule victoire. Elle m’a donné le culot de pousser la porte de la papeterie un peu chic de la rue Damrémont où je me suis offert le premier carnet qui ne serait pas dédié à des notes de réunions. C’est avec un sentiment de liberté et de transgression inouïes, sans autre ambition que celle de rendre hommage à cette petite-souillon de 8 ans qui se rêvait écrivain, que j’avais tracé ces mots sur le papier : Chapitre Un. 

 

Clémentine