Au début des années 80, Sophie Bramly est photographe à New-York et découvre avec fascination toute la culture hip-hop encore très méconnue en France. Elle se prend de passion pour ce mouvement artistique et co-fonde la chaîne MTV Europe où elle présente l’émission Yo ! MTV RAPS.
Quelques années plus tard, en 2017, elle nous a offert un talk passionnant autour d’un autre sujet dont elle est experte : le sexe féminin.
Dans ce texte elle a voulu revenir à ses premiers amours, le monde rap. Elle nous parle de sexualisation et de femmes, qu’elle n’a pas voulu nommer car ce qui compte pour elle « ce n’est pas qui elles sont mais ce qu’elles ont fait ».
L’ARME D’ÉMANCIPATION MASSIVE QUE J’AVAIS PRIS POUR UN ÉCHEC
Je mets la sexualité et le féminisme dans le même sac : je n’arrive pas à penser qu’on puisse obtenir une forme d’égalité professionnelle, sociale et intime sans les conjuguer ensemble. Du coup, la question de l’échec à une double importance, la faillite de l’une ferait tomber l’autre.
Féministe pro-sexe, donc, je me suis penchée ces dernières années sur des femmes qui dans les années 80 me semblaient condamnées à l’échec et qui aujourd’hui forment sans le nommer un mouvement féministe dont les résultats m’enthousiasment : les rappeuses américaines, qui ont permis à de nombreuses femmes de s’émanciper économiquement, socialement, sexuellement.
A l’époque, le Hip-Hop, né au sein d’une population défavorisée, était forgé par des ados qui inventaient leur masculinité dans la flamboyance, en inventant des tenues extravagantes pour se donner une identité. A l’inverse, les femmes étaient peu nombreuses et très discrètes : polos fermés jusqu’au dernier bouton, joggings de couleurs fades, pas de maquillage. Je les voyais sans ambition, asservies, qui finiraient épouses trompées et tristes. Je me suis fourvoyée.
Une première a mis un coup de pied dans le système : une gamine de quatorze ans qui, en 1984, s’est imposée avec un titre qui se moquait de la façon dont un groupe de rappeurs draguaient. La même année, depuis sa Cadillac qu’elle n’avait pas l’âge de conduire, habillée d’un imposant manteau de fourrure, elle expliquait qu’elle était le meilleur rappeur, dans un sens générique. Pour elle le genre n’avait rien à voir avec le talent.
Deux ans plus tard, alors que le rap s’engageait dans la misogynie, deux ex-infirmières sont apparues, offrant aux femmes une alternative. Elles rappaient en tenues moulantes, décolletés plongeant et couleurs flamboyantes, montrant une voie intermédiaire entre féminité effacée et féminité objectifiée. Dans de nombreux titres, elles ont défendu l’envie, le droit et la capacité des femmes à draguer des hommes pour leurs charmes physiques, précisant chercher le sexe et non l’amour.
A peu près au même moment, est apparue une rappeuse de 19 ans, excédée d’entendre certains de ses homologues masculins traiter les femmes de putes ( à ce moment-là, l’importance du statut social avait remplacé la street credibility, les rappeurs s’inventaient des vies de milliardaires et l’un des signes extérieurs de richesse était le corps de femmes sexy ). Elle a fait un tube en expliquant aux femmes comment se défendre d’attributs si peu aimables.
Tout au long des années 90, alors que le rap commençait à vendre, les maisons de disques encourageaient les rappeurs à foncer dans l’excès et à mettre toujours plus de femmes à poil dans leurs clips, cela faisait vendre. De nombreuses rappeuses ont profité de cette tentation masculine. Pour être écoutées, elles portaient les mêmes tenues aguichantes que les figurantes en s’exprimant sur leur sexualité de façon directe, sans métaphores. A la fin des années 90, deux m’ont enthousiasmé : l’une parce qu’elle avait ajouté aux propos licencieux une forme de violence masculine qui avait forcé le respect des hommes et l’autre parce qu’elle avait commencé à se présenter au monde en lingerie fine, s’imposant les jambes écartées ( l’inventeuse du womanspreading ? ). Les deux ont repris possession du mot bitch, ajoutant au sens émancipateur des notions de puissance et d’ambition. La seconde a ma préférence pour sa capacité à apprendre aux femmes à s’exprimer sur ce qu’elles veulent sexuellement. Dans le refrain d’un titre, elle dit « Je ne veux pas de bite ce soir / Lèche correctement ma chatte ». Ce titre, sorti en 1996, marque pour moi le changement de siècle.
A peu près à la même époque est apparue une autre rappeuse, génie musical mal à l’aise avec son corps. Elle a contourné le problème en se présentant dans un grand éclat de rire, dans des sacs poubelles gonflés à l’hélium, ajoutant aux mots pute et salope la fonction d’armes. Oui, je suis une pute, et alors ?
Au début des années 2000, la crise du disque a renvoyé les rappeuses chez elles. Cela ne les a pas désarmées. L’arrivée des réseaux sociaux leur a permis de communiquer directement avec leur public. Est sortie du lot une artiste qui arrivait avec un nouveau concept : s’inventer des alter-ego masculins et féminins, hétéros ou homos, pour n’être en compétition qu’avec elle-même. Une autre de ses qualités, à mes yeux, à été la transformation de son corps fluet en version callipyge, avec des seins et des fesses outranciers. D’un côté son discours vante une façon de penser multiple genre et sexualité, de l’autre des formes démesurément féminines.
Ont suivi des rappeuses osant un coming-out, dans un milieu peu ouvert aux sexualités non-hétérosexuelles.
Aujourd’hui, une parmi toutes me semble symboliser ces avancées, libre dans la façon de montrer son corps, immodérée dans sa façon de s’habiller, explicite dans ses paroles, financièrement brillante, féministe, activiste, politique, tout en affichant un charme qui n’appartient qu’à elle pour exprimer sa joie permanente, d’une manière si communicative que des dizaines de millions de personnes la suivent au quotidien sur les réseaux sociaux.
J’ai cru dans les années 80 que les rappeuses prenaient le chemin de l’échec. Elles ont forgé en quatre décennies un féminisme victorieux et inclusif d’hommes pourtant peu enclin à s’éloigner du patriarcat.
Le chemin le plus lumineux n’est pas toujours le plus visible, l’échec n’est pas toujours là où on le croit.
Sophie Bramly