Le repas de Noël c’est un moment sympa en famille, où l’on mange des trucs bons et où on boit beaucoup mais pas forcément pour s’hydrater. Noël c’est surtout le choc des générations. 

 

Il y a nos grands-parents qui ont connu la guerre mais pas la pilule.

Il y a nos parents qui ont vu le premier pas sur la lune, l’arrivée de la télé en couleurs et l’IVG être illégal. 

Il y a nous qui découvrons que notre monde égalitaire ne l’est pas tant que ça et que nos droits ne tiennent qu’à un fil.

Et puis il y a nos enfants, peut-être. On ne sait pas encore ce qu’ils trouveront fou et nous normal. 

 

J’ai remarqué qu’il y avait des sujets sur lesquels il était impossible d’être d’accord. Et même, qui pouvait tendre tout le monde. Je m’en suis aperçue en posant la question suivante à ma grand-mère : c’était quoi être femme à ton époque ?

Déjà, je n’ai pu lui poser la question qu’en l’absence de mon grand-père, ce chef de famille né en 1935 qui prend tellement de place qu’on ne peut pas discuter. Il parle, il coupe la parole, d’un ton léger il dit à ma grand-mère qu’elle raconte n’importe quoi. Elle ne se rend compte de rien. Elle trouve ça normal. Elle se dit que oui, c’est vrai, elle raconte n’importe quoi en riant un peu. Alors elle ne dit rien et elle le laisse parler. Quand il n’est pas là, on ne parle pas de la météo et de ce qu’on a mangé la veille. Quand il n’est pas là, elle me dit qu’être femme à son époque c’était ne pas avoir la pilule. Ne pas savoir quand techniquement, on pouvait tomber enceinte. Mais que sinon, être femme, c’était rien de particulier vraiment, aucune différence. Être une femme ou un homme, cela ne changeait pas grand chose. Elle me raconte tout ce qu’elle a fait pour aider ses parents à la boulangerie. Son enfance, son adolescence, son mariage. Je lui demande “Et après mamie, tu as fait quoi ?”. Elle me regarde et me dit “Après ? Et bien rien, je voulais travailler mais Papi ne voulait pas”.

 

Il y a l’administration quand cette année, j’ai appelé ma mère, révoltée que mon nom n’apparaisse pas sur le contrat d’achat de ma maison. J’ai dit : “Quelque chose te choque dans la phrase “Monsieur Nicolas Xxxx et son épouse”. Elle m’a dit non. J’ai dit “non?”. Elle m’a dit “non,ça me semble correct.” J’ai dit “mais pourquoi je suis l’épouse de mon mec ?”. Elle m’a dit “ Ah ça! Oh ça va, ça ne change rien au final”. J’ai raccroché et j’ai éteint mon téléphone pour ne pas dire des trucs que j’allais regretter. 

 

Il y a le sujet des poils et ce débat que j’ai eu en juin. Ce débat sur le fait qu’une femme avec des poils, c’est pas beau. J’ai dit “ce n’est pas “pas beau”, c’est juste pas notre habitude”. On m’a dit non ce n’est pas beau. J’ai dit je ne trouve pas ça beau personnellement mais je suis au moins consciente que si je ressens ça, c’est parce que la société m’a habituée à l’absence de poil sur le corps des femmes”. On m’a dit “non désolé, c’est pas beau”.

 

Il y a la féminisation des mots et ma résolution de 2021 :  arrêter de dire un auteur pour parler d’une femme qui écrit. Je dis autrice. On m’a dit que ce n’était pas beau, j’ai dit “comme les poils?” mais bon. Ce n’était pas le même interlocuteur. Je me suis forcée à dire autrice parce que pour moi non plus ce n’était pas naturel. Je me suis forcée parce qu’utiliser ce mot était un acte militant et me rangeait dans une case et que je n’en avais pas forcément envie. Il faisait de moi une fille féministe avec tous les clichés que cela entraîne. Mais j’ai continué à dire “autrice”, à mener ce combat des mots alors qu’il y a des choses plus graves, des combats plus importants, des gens qui meurent de faim. J’ai dit autrice parce que c’est le mot qui existe depuis le moyen-âge pour nommer une femme qui écrit. Et qu’une femme qui écrit ce n’est pas pareil qu’un homme qui écrit. Puisque l’un peut laisser pousser ses poils et l’autre pas.

 

Il y a l’idée que le corps d’une femme dévêtue n’est pas plus provocant que le corps d’un homme dévêtu qui n’est pas évidente pour tout le monde. Il faut comprendre qu’une partie des personnes présentes autour de la bûche de Noël, est née avant le concept de maillot de bain. Qu’une autre partie est née avant celui de mini-jupe. Et que nous sommes nous-mêmes nées avant l’invention du crop top. Il faut comprendre qu’à l’époque de notre grand-mère, ne pas être mariée à 25 ans était un problème. Avoir un enfant hors mariage aussi. Il faut comprendre que nous avons grandi avec cette idée qu’un Don Juan et une fille facile ont la même définition (=deux individus avec un grand nombre de partenaires sexuels) mais pas le même sens. Que pour nous aussi, c’est nouveau de comprendre que la faute ne revient pas à la longueur de la jupe. Qu’un sein féminin est une partie du corps aléatoirement choisie dans la sexualisation du corps des femmes, mais que ça se joue à rien finalement. On aurait pu choisir le coude. Mais on a choisi le sein, sans doute parce que les hommes ne les avaient pas de la même forme. Il faut comprendre que même lorsqu’on comprend cela, notre grand-père, lui, n’y arrive pas. 

 

Il y a la charge mentale, une expression dont on entendait même pas parler dix ans plus tôt et qui nous saute aux yeux aujourd’hui. Car quand vous êtes arrivée chez vos parents ou vos grands-parents, on vous a demandé à vous, si l’enfant que vous avez conçu à deux avait déjà mangé. On vous a demandé à vous, comment il allait. On s’est étonné du fait que vous travaillez même le mercredi après-midi. On a demandé à votre mec si ça allait, si ce n’était pas trop dur le travail. À vous si ça se passait bien à la crèche. La plupart des cadeaux offerts ce soir, c’est vous qui en avait transmis l’idée. Vous avez même pensé à commander les huîtres. La semaine dernière vous avez fait du “télétravail” car la classe a fermé et que c’est vous qui avait été appelée. Si vous en parlez à Noël, sans doute on vous dira que c’est normal. Que ça a toujours été comme ça, cette excuse immuable qui détruit tout sur son passage.

 

Il y a tous ces sujets qui ne changeront rien à part l’ambiance de la soirée. Le plus important n’est pas de débattre avec nos parents ou nos grands-parents. Le plus important c’est d’expliquer à nos enfants.

 

 

 

Article écrit par Sophie Astrabie.